top of page

Petit cadeau pour démarrer ce blog : une nouvelle écrite en 2006

8 oct. 2024

Temps de lecture : 6 min

0

5




Dans cette salle d’attente claire, nous sommes quinze à patienter d’être reçues par le réalisateur. Ça fait déjà plus d’une heure que je vois ressortir des filles avec des mines déconfites, des airs blasés ou impassibles. Tout ça me laisse perplexe.

Ça me stresse de ne pas réussir à décrypter leur état mental après le passage à la « casserole » : je parle de l’énième casting auquel je me présente ce mois-ci.

Cette fois, il s’agit d’un rôle de jeune trentenaire dans un long métrage de Frédéric Duffaut. Il est en vogue en ce moment, depuis l’étrange succès de son dernier film Les blessures profondes, on ne parle plus que de lui.

Moi je n’avais pas spécialement aimé. En fait, c’est le genre de production indépendante très personnelle dont on se demande si quelqu’un d’autre que le réalisateur en comprend le sens. Au fond qu’est-ce qui garantit le succès d’un film ? Une histoire solide et bien construite, une mise en scène talentueuse ou simplement quelques bonnes critiques dans Télérama ?

En tout cas, le coup du jeune rebelle bobo, en rupture avec sa famille bourgeoise, qui cherche à se faire inoculer le sida dans les back-rooms du marais pour avoir enfin l’impression de vivre, j’adhère moyen ! Enfin, faut tenter sa chance, faut manger ! Là, le scénario traite de la vie d’une célibataire parisienne, qui vit en colocation avec un ami et se rend compte en cours de route qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Ça, ça me parle déjà plus !

Maintenant le truc qui m’angoisse, c’est que j’imagine déjà la mine en O du réalisateur lorsque je vais débarquer. Il va me demander ce que je fais là et quand je lui dirai que je viens pour le rôle de Garance, il va sourire d’un air narquois et désolé. Il me répondra que ça n’a pas été pensé pour une… personne de mon… type ?

Bon, je le sais déjà mais je tente le coup. J’ai trop besoin de bosser. Depuis ma prestation dans Rage, on n’a pas vu ma tête dans un long métrage, à part pour de la figuration ou des rôles pathétiques du genre : « Bon toi, t’es la copine de Paul. Quand il va rentrer dans la boîte, tu lui sautes dessus, tu te frottes sur lui et tu lui dis :

-                Paul, ça fait trop plaisir de te revoir, alors on se la refait quand cette nuit torride ? »

 

Voilà en gros toute l’ampleur des dialogues qu’on m’a attribués dernièrement. Fameux non ? Inoubliable. Par contre, en télé ça va un peu mieux… j’ai fait des apparitions régulières dans Police de Quartier. Ça ne m’excite pas, mais au moins ça a payé mes dernières factures, jusqu’à l’arrêt de la série décidé par la chaîne.

Oh ça y est, on m’appelle. Je rentre dans la pièce. Ils sont quatre à me scruter. C’est parti, je vais me faire dessouder en bonne et due forme :

-                Bonjour Mademoiselle … vous êtes là pour ?

-                Bonjour à vous… ben comme toutes celles qui m’ont précédée, je viens pour le rôle de Garance…

-                Oh… hem… vous permettez quelques instants ?

 

Le vieux aux yeux perçants entraîne ses collègues vers le fond de la pièce. Ils murmurent des choses que je peux déjà deviner. Ils reviennent :

-                Je pense qu’il y a un malentendu Mademoiselle… le rôle en question n’a pas été pensé pour… comment dire euh…

-                Une fille aux cheveux tressés ?

-                Non ce n’est pas fondamentalement le problème.

-                Une Noire peut-être ?

-                Oui… enfin vous comprenez, ce n’est pas que ça nous gêne en tant que tel…

-                Bien entendu mais en même temps, rien n’indique que Garance n’est pas noire ! Dans le scénario, on mentionne des tas d’éléments de style, de personnalité, qui peuvent correspondre à une femme blanche comme à une femme noire…

-                Oui mais cela nous obligerait à justifier sa couleur par une origine sociale et familiale particulière, or nous ne l’avons pas prévu.

-                Je ne vois pas en quoi ! On ne parle à aucun moment de sa famille… ni de son origine sociale. C’est juste une jeune trentenaire pétillante amoureuse de son colocataire.

-                Mademoiselle, nous admirons votre audace mais… je pense que le réalisateur n’a pas écrit le film en ce sens, même si je comprends votre position…

A ce moment, un jeune homme qui me semble être Frédéric Duffaut, interrompt le vieux rabat-joie et lui propose :

-         Après tout, laisse-la faire un essai. On risque quoi ?

-         Euh…

Le vieux le prend à part et relance les messes basses. Le jeune a l’air intéressé par ma démarche, il semble amusé.

Le grincheux revient :

-                Bon Mademoiselle, voilà ce que nous avons décidé… moi je suis le producteur de ce film et de mon point de vue, vous n’allez pas convenir pour des raisons d’identification du public. Maintenant Frédéric, qui est l’auteur et le réalisateur, souhaite vous laisser une chance. Donc allez-y !

-                Merci…

-                On vous écoute :

 

Il me regarde comme un félin prêt à fondre sur sa proie ! On dirait qu’il va m’exécuter le vieux… Je me lance, un gars à la tête savamment décoiffée me donne la réplique :

« Voilà Tom, je voulais te dire un truc… tu sais ça fait des mois qu’on vit ensemble…

-                Ben ouais, c’est cool d’ailleurs, je ne pensais pas que je pourrais m’entendre à ce point avec une meuf.

-                C’est bien parce que je suis du même avis.

-                Je peux tout te dire. En plus, tu me ramènes tes copines toutes mignonnes, ça déchire…

-                Oui, en parlant de ça, tu penses que ça en est où ton histoire avec Sonia ? »

-                J’ai l’impression d’avoir cartonné… le grincheux ne pipe pas mot et Frédéric Duffaut sourit ! Ils se concertent en aparté… ça a l’air de discuter sec entre eux. Ça y est, ils reviennent, me demandent de sortir et d’attendre dans la pièce du fond. Je m’exécute sagement.

 

Je retrouve deux autres filles qui discutent. Elles me voient entrer et stoppent net : Silence radio ! On dirait que je me balade avec un poulpe sur la tête, tellement elles me fixent… Puis elles reprennent leurs dialogues ponctués de « Ouais, j’étais trop dégoûtée franchement… », « Ah ouais, c’est top ! ».

N’y tenant plus, la petite blonde me lance :

-                Excuse-moi ? T’es venue pour le rôle de… ?

-                Garance, comme vous deux je présume !

-                Ah d’accord...

Elle se retourne vers sa copine, l’air de dire : « Cette conne pense vraiment qu’elle aura le rôle ? »

A ce moment, une petite brune pénètre dans la pièce et s’installe à mes côtés. Elle salue tout le monde mais je suis la seule à lui rendre son bonjour, les autres dindes étant occupées à relater leurs derniers exploits au cinéma. A croire que je suis assise à côté de Romy Schneider et Isabelle Adjani…

Après une longue heure d’attente, le réalisateur nous appelle une par une. Lorsque la première star sort la mine défaite, sa copine d’une heure lui demande d’un très hypocrite : « alors ? »

L’autre lui rétorque amère : « C’est bon vous pouvez souffler, c’est l’une de vous qui a le rôle. »

Et la félonne de lui répondre d’un ton faussement compatissant : « Désolée pour toi ! »

La dinde en jeans, talons rouges et tunique des années 80 ne relève même pas tant son ego est blessé. Moi je la regarde d’un air ironique, un petit sourire en coin… elle part la dignité à terre.

À miss pintade maintenant : Elle entre, reste trente seconde et ressort aussitôt sans moufter. Nous ne la regardons même pas, sa face dédaigneuse parle pour elle ! La mini-Adjani semble outrée qu’on lui ait visiblement préféré une négresse aux cheveux tressés ou une brunette d’1m50.

Je suis la troisième à passer. Vu la tête de Frédéric Duffaut, ça sent mauvais pour moi. Le vieux se lance :

-                Mademoiselle, votre essai a été relativement convainquant. Nous avons longuement considéré votre candidature, parce que malgré les réserves que vous connaissez déjà, votre jeu est bon. Cela dit, nous avons préféré une autre candidate, dont le style nous semble plus proche de ce que nous attendons du film.

-                Je vois… merci quand même.

-                Non, c’est nous qui vous remercions, vous nous avez occasionné un beau débat. Persévérez, ça finira par payer un jour…

 

C’est sympa son truc, mais le coup de « t’es géniale mais je ne prends pas le risque », je le connais par cœur. Je m’éclipse en repassant par la salle d’attente. Je souris à la jeune fille en lui disant : « Ça se profile bien pour toi je crois. Bonne chance ! »

Elle sourit et me lance : « Pareil pour toi, bon courage ».

Ouais, il va m’en falloir parce que je n’en peux plus. J’en ai marre de me ruiner l’ego en castings assassins. Marre de voir défiler les mêmes têtes blasées qui se demandent toujours ce que je fais là, sauf lorsqu’on veut me déguiser en cliché ambulant pour une pub du genre Negrita qui vend du rhum, Mama qui fait de la sorcellerie pour gagner au Keno ou encore Fatou qui dit à Mamadou d’aller faire un test pour le sida !

Au 21ème siècle, les décideurs de ce pays n’ont toujours pas compris que les Noirs n’y sont plus uniquement des balayeurs ou des étudiants de passage. Comment je paye mes loyers moi ?

Tiens ça sonne encore, ah ce portable… Et puis je la rappellerai, j’ai pas envie de parler.

 


 

8 oct. 2024

Temps de lecture : 6 min

0

5

Posts similaires

bottom of page